Après avoir lu l’article de Jacques Goulet, publié dans la Revue des Deux Mondes de février 2009, qui parle de sa vie dans une tour du treizième :
Avez-vous remarqué combien le langage, dès qu’on parle de tours, emprunte au discours du rapport de forces et renvoie à ce qu’étaient les tours avant de devenir « d’habitation » : fortification ronde offrant une aire très dégagée d’observation à chaque angle du château-fort, elle se dote de meurtrières d’où d’habiles (et féroces !) archers vont surveiller les mouvements, amis comme ennemis, aux abords de la seigneuriale demeure ; et mettre bon ordre à toute présence indésirée.
Ainsi va-t-on rechercher une « situation élevée », comme disent les militaires et les énarques, pour …la défendre, bien entendu ! Ainsi, aux avant-postes de la Ville, la tour veille, et ne se rend pas. A la périphérie, les guetteurs du futur ont le regard fixé sur la ligne bleu horizon (ou bleue des Vosges, c’est selon), à travers les créneaux modernes de leurs doubles vitrages.
Imaginez la scène : si les projets délirants des dernières années du dernier siècle (cf. ce qu’en raconte J. Goulet) avaient vu le jour, nos guetteurs aux aguets auraient pu, chaque matin, observer les flots de voitures dont on rêvait à l’époque, alignés par quatre dans chaque sens, entrant dans et sortant de la cité encoquillée dans son périphérique ; aux avant-postes de la pollution et des migrations alternantes ; et heureusement sans arcs ni flèches…
Et dans une hypothèse au moins, si j’ai bien compris, nous aurions eu droit à un échangeur en plein milieu de l’avenue d’Italie ; ironie des mots : chacun sait bien qu’un échangeur n’est qu’un empêcheur d’échanger, non pas en rond, mais en ligne droite qui reste le plus court chemin d’un être humain à un autre. Nous l’avons donc échappé belle !
La tour nous permet de voir les choses et les êtres de plus loin et de plus haut, comme les avions, un enjeu décisif quand ils ont fait leur apparition pendant la première guerre mondiale : repérer les mouvements des fantassins alliés ou hostiles, prendre un recul (de la hauteur) précieux pour les occupants des tranchées. La tour est elle aussi munie de moteurs et mécaniques utiles ou indispensables à son fonctionnement.
Dès l’accès, depuis la dalle ou la rue, des télé-instruments (prendre du recul a des exigences techniques) jaugent le visiteur, le photographient parfois, lui accordent ou non l’accès, l’interrogent d’une voix nasillarde rarement reconnaissable, et l’orientent vers une autre machine qui va, à une vitesse qui peut provoquer (n’est-ce pas, Jacques ?) des malaises chez les personnes sensibles, l’enlever dans les airs jusqu’à la hauteur requise.
C’est notre monde, celui que nous avons créé, plein de bruit et de fureur, et aussi de machines : machine à habiter, machines à circuler, machines à écrire et à parler, machines à échanger qui recherchent pour moi le « profil » le mieux adapté à ce que je cherche ; au point que les machines en viennent maintenant à parler entre elles, « sans intervention humaine » : un grand progrès !
C’est normal, nous grandissons « hors sol », comme les tomates, sans racines. L’accès à la terre est défendu : nous blindons nos caves, nous entourons nos « espaces verts » de grilles (pas assez : certains les franchissent et se font écraser, hélas). Notre unité de vie de base, pour les urbanistes, s’appelle un îlot, la racine du mot « isolé ». Qu’il s’agisse de tours ou de barres (comme barrage, mais contre quoi, contre qui ?), notre désir de voir loin pourrait finir par nous rendre myopes à nos voisins. Alors, les tours : pour les presbytes ?
Et s’agit-il de voir, ou d’être vu ? Où est l’enjeu ?
Edgar Boutilié 09.03.09